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La Palestine figée dans la photographie occidentale.

Article issu d’un échange avec les masters Cinéma de l’Université Rennes 2, le .

Remarque : les illustrations peuvent être différentes des documents originaux (compression, recadrage, altération des couleurs).

La Palestine et le mythe de l’Orient figé.

La photographie comme technique naît entre la fin des années 1820 et 1830, grâce aux travaux des Français Nicéphore Niépce puis Louis Daguerre. Cette technique, sur laquelle reposera toute une série d’appareils de prise de vue, s’inscrit parfaitement dans le positivisme d’Auguste Comte, courant philosophique du progrès humain et de la science face à la métaphysique, qui va rapidement s’étendre au monde anglo-saxon. Économiquement libérales, la France et la Grande-Bretagne du milieu du 19ème siècle sont tendues entre le conservatisme moral d’un côté, et le progrès scientifique et technique de l’autre.

Ces tendances a priori contradictoires vont pourtant s’épouser dans des domaines comme la paléontologie, l’anthropologie, la génétique ; et accoucher, dans les années qui suivent, de théories pseudo-scientifiques légitimant la supériorité du monde occidental. L’antisémitisme se développe en Europe à la fin du siècle, en même temps que le sionisme, c’est-à-dire la migration d’Européens juifs en Palestine avec le projet d’y fonder un état. Or, la Grande-Bretagne, qui va rapidement jouer un rôle dans le projet politique sioniste, s’intéresse elle aussi à la Palestine ; pas encore en tant que colon (les Britanniques ne contrôleront la région qu’à la chute de l’Empire ottoman, de 1917 à 1947 environ), mais en tant que photographe.

La photographie de la Palestine par ces Européens procède notamment de deux ambitions.

  1. La première est de figurer, et donc de définir, l’Orient. Selon l’historien libanais Georges Corm, l’Orient incarne l’Autre de l’imaginaire occidental. D’ailleurs, la notion d’Occident s’est généralisée au 19ème siècle où elle sert de polarisateur émotionnel dans les différents univers mentaux, visions et perceptions du monde qui agitent l’Europe [Ruby, 2014]. La définition de l’Orient est donc consubstantielle de celle de l’Occident, concept foncièrement européen. Les photographies « occidentales » illustrent ainsi des récits de voyage, chargés de tout un lexique de la décadence pour qualifier les populations autochtones. C’est une des définitions de l’orientalisme qui parcourut les arts et la littérature du 19ème siècle [Saïd, 1980] : faire de l’étranger l’« exotique » (celui qui n’appartient pas à l’Occident, dans son acception première), réduire les populations exotiques en « communautés », situées hors de l’histoire et ainsi déterminées par une culture fantasmée et par leur religion. Je note ici que cette vision se retrouve aujourd’hui en Israël, en particulier dans des pamphlets et discours politiques classés à droite, où abondent des comparaisons hâtives avec une Palestine essentiellement attardée et violente, aveuglée par la haine des juifs et le triomphe de l’islamisme (note nº1). Ce qui me pousse à ce court mais important rappel : à l’instar des États-Unis d’Amérique, Israël est née du colonialisme européen. Ces pays sont des extensions de l’Europe, qui construisent leur identité propre mais demeurent pétries d’un rapport à l’Autre typiquement occidental.
  2. La seconde ambition de la photographie du territoire palestinien est d’ordre scientifique, avec ce goût prononcé et nouveau pour la paléontologie et l’archéologie, pour les vestiges et les fouilles. Dans un livre richement illustré, l’historien palestinien Elias Sanbar explique que cette démarche photographique a originellement voulu faire du territoire palestinien, l’espace-preuve de la véracité historique d’un Livre — la Bible — au nom de l’Église d’Angleterre [Sanbar, 2014 : 7]. On relève par exemple l’usage de telles photographies dès la version de 1848 d’un ouvrage fameux du révérend écossais Alexander Keith, intitulé La Preuve de la vérité de la religion chrétienne puisée dans l’accomplissement littéral des prophéties ; telle que l’illustrent particulièrement l’Histoire des Juifs et les découvertes des voyageurs modernes (note nº2). Se justifier par l’historiographie biblique n’est donc pas qu’une affaire sioniste…

La doctrine positiviste, sensible à l’humanisme chrétien, associée à l’argument d’une supposée neutralité de la photographie, va nourrir la recherche spécifiquement anglo-saxonne d’une véracité littérale du texte biblique. Le révérend Keith écrit ainsi dans son ouvrage : [La photographie] est un mode de documentation qu’on ne peut ni mettre en question ni dépasser, dans la mesure où, sans le recours au témoignage ou l’aide de la plume et du crayon, les rayons de soleil ont la capacité de […] montrer ce que les Prophètes ont eux-mêmes eu devant les yeux [Sanbar, 2014 : 8]. Par conséquent, les Palestiniens — que l’on n’a pas évoqués jusqu’à lors, mais qui sont bien là — deviennent la preuve morte (Sanbar) d’un espace-vestige, dé-sécularisé, et sont de fait menacés : À l’image du Palestinien/vestige s’ajoutera ainsi et très tôt la perception du Palestinien/intrus [Sanbar, 2014 : 9]. La figure nº1 illustre comment les autochtones sont réduits au caractère vestigial qui intéresse tant les photographes.

Deux collines parsemées d'arbres et de ruines. Au pied de l'une d'elle, se tient un Palestinien.
Figure nº1 : à gauche, la Béthanie de Francis Bedford (1870). À droite, la vallée de la Géhenne de l’atelier Bonfils (vers 1880).
Un même plan dans les deux cas. Et s’il y a un Palestinien (en bas à droite), il est comme dans un décor, « contemplé » par son propre passé (fin figure nº1).

L’intérêt des photographes pour l’esthétique orientaliste n’est pas uniquement d’ordre idéologique. La demande de clichés « pittoresques » est en effet très forte, si bien que l’atelier Bonfils par exemple poussera la mise en scène jusqu’à utiliser des décors de carton-pâte [BNF]. En outre, tous les Palestiniens ne sont pas montrés de la même façon.

  • Les chrétiens sont photographiés à part du reste de la population, et sont représentés plus favorablement, moins pauvrement. Cette distinction par la mise en scène correspond avant tout à une plus grande proximité avec les sujets photographiés (je rappelle qu’en 1843, Jean de Lantivy est nommé premier consul de France à Jérusalem par le Roi Louis-Philippe, pour défendre les Droits et les intérêts des Chrétiens de Palestine). Plus grande proximité « raciale » donc ; puis stratégie de division, alimentant certaines décisions de justice (le parlement d’Israël fera par exemple, en 2014, la distinction entre chrétiens et musulmans parmi ses citoyens arabes [Prier, 2014] comme le décret Crémieux de 1870 a divisé juifs et musulmans de l’Algérie française [Séréni, 2014]).
  • Les Bédouins sont également photographiés à part (figure nº2). Spécifiquement nomades à l’époque, ils valident malgré eux la vision d’un territoire non-constitué, laissé à l’abandon depuis plus de 1200 ans, depuis la conquête de Jérusalem par les Arabes en 637 EC. Les Bédouins ont été poussés à la sédentarisation par les autorités de la Palestine mandataire puis par celles de l’état hébreu, où ils sont quelques 200 000 à vivre en 2013, concentrés aux deux tiers dans le Néguev, au sud du pays. Citoyens israéliens totalement sédentarisés aujourd’hui, les Bédouins du Néguev souffrent de ce que l’état d’Israël veuille se définir strictement juif, et n’accepte ni leur présence ni leurs revendications communautaires [Sand, 2014].
Deux femmes portant des enfants sur leur dos.
Figure nº2 : deux mères bédouines par Félix Bonfils (fin 19ème siècle).
Il s’agit d’une photographie colorisée. Remarquez les éléments de décor et l’arrière-plan peint (fin figure nº2).
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La Palestine est-elle encore figée ?

En figeant la Palestine et ses habitants dans l’image, les photographes français et britanniques du 19ème puis du début du 20ème siècle ont fait réalité chez leurs concitoyens, de l’idée d’un Orient figé (immovable East en anglais) [Vinson, 2004]. Qu’en est-il aujourd’hui ? De mon point de vue, le traitement des relations entre Palestiniens et Israéliens par les grands canaux d’information en France ne permet pas, en définitive, de sortir d’une vision figée — quand bien même elle l’est d’une manière différente, presque renversée. Si le Moyen-Orient était hier abusivement défini, il est aujourd’hui abusivement indéfinissable.

Contentrons-nous sur le conflit israélo-palestinien en France. Ce dernier tend de plus en plus à dépasser le stade de l’actualité et à cristalliser des opinions politiques voire identitaires [Boniface, 2014]. Pratiquant une couverture médiatique au sens propre, c’est-à-dire recouvrant l’évènement plus qu’elle ne le dévoile, la presse généraliste, probablement par commodité, ne rappelle plus les motifs du conflit israélo-palestinien quand elle traite d’une situation générale ou particulière. Ce qui s’imprime par conséquent dans l’esprit de l’opinion, c’est que les peuples israéliens et palestiniens s’opposent naturellement, que l’opposition à l’un définirait absolument l’autre et demeurerait inextricable.

En ce sens, un tel traitement médiatique les fige dans une opposition que je qualifie d’horizontale, sans plus rappeler qu’il y a là simplement un état de guerre entre deux corps géo-politiques, avec des phases de tensions plus ou moins importantes, tensions qui préexistaient d’ailleurs à la naissance de l’État d’Israël en 1948 et qui ont à voir avec l’occupation de la Palestine, telle que le territoire et l’occupation sont définis par l’Organisation des Nations Unies (ONU) (note nº3-1).

En résumé, dans son horizontalité communément posée (Israël d’un côté, Palestine de l’autre), le conflit demeure fondamentalement territorial. En termes (toujours personnels) de verticalité, les deux entités souffrent de nombreuses maladies similaires qui proviennent de cette situation de guerre : insuffisance démocratique (particulièrement en Palestine), inégalités économiques, angoisses constantes dues à la guerre, ou encore racisme (discrimination structurelle en Israël, antisémitisme en Palestine).

Après la Seconde Guerre mondiale, la presse française a pu parler de conflit israélo-arabe dès la Guerre des Six jours de 1967 (opposant Israël à l’Égypte, la Jordanie et la Syrie) voire, dans des temps plus anciens, de conflit entre juifs et musulmans (figure nº3). Il faut attendre les 6 et 9 septembre 1970 pour que « Palestinien » s’impose dans les termes du conflit. En effet, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) avait détourné 3 avions (suisse, britannique et étasunien), évacué leurs occupants puis fait exploser les appareils devant les médias internationaux. Le terrorisme palestinien s’imposait alors comme une arme médiatique pour faire impression

Israéliens-Palestiniens ! Arrêtez tout ! Dieu n'existe pas !
Figure nº3 : un exemple récent de lecture religieuse du conflit. Remarquez le casque à étoile juive du soldat israélien et le cimeterre du Palestinien, détails incongrus mais superposés.
Dessin de Cabu pour la une du nº434 () de Charlie Hebdo (fin figure nº3).

Mais il ne s’agirait pas de faire mauvaise impression ! À la fin des années 1960, décennie idéologique s’il en est, les fedayin (c’est-à-dire les francs-tireurs palestiniens — il n’y a pas d’armée régulière palestinienne) cherchent à inclure leur mouvement armé dans une révolution sociale [Sanbar, 2014 : 334]. C’est à cette époque qu’apparaissent ainsi les « fronts » (tels que le Front populaire de libération de la Palestine), des organisations politiques et militaires nourries de marxisme-léninisme. Ces fronts se serviront de la photographie pour figurer la révolution sociale (figure nº4). Une telle imagerie n’existe plus aujourd’hui, pour des raisons évidentes de désensibilisation de l’Europe au discours marxiste-léniniste, de spectateurs déniaisés, et bien entendu d’épuisement du potentiel agricole de la Palestine (en particulier de la bande de Gaza, originellement très fournie).

Trois hommes en train de ramasser des épis dans un champs.
Figure nº4 : membre fondateur de l’unité cinéma de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), Hani Jawhariyyeh photographie en 1969 ses camarades dans une mise en scène de moisson. Remarquez l’arme portée sur le dos du sujet central (fin figure nº4).

Une autre image incarne désormais la lutte palestinienne : celle de jeunes, principalement masculins, lançant des pierres contre l’armée occupante. Geste pourtant courant des révoltes populaires, sa photographie s’est développée dans la presse dès la Première intifada (« soulèvement » en arabe), justement appelée « guerre des pierres » (fin 1987 – fin 1993). En voilà une fameuse en figure nº5-1 : le jeune Gazaoui Faris Odeh face à un char de Tsahal, l’armée israélienne, à la fin du mois d’octobre 2000, au deuxième mois de la Seconde intifada. C’est dans un contexte similaire qu’il décèdera 10 jours plus tard sous les balles de la même armée. Cette photographie a donc fait office de « dernière image » du jeune homme. Elle est iconique en ce qu’elle rappelle le motif de David contre Goliath, et qu’elle a été très largement récupérée et commentée, faisant tantôt de l’adolescent un martyr (il y eut plusieurs dizaines de milliers de personnes à ses funérailles), tantôt l’incarnation d’une folie palestinienne voire musulmane. Si cette interprétation put être le fait de la propagande (arme d’un conflit « horizontal »), elle fut nourrie verticalement puisqu’il était de notoriété que le chef de l’état irakien Saddam Hussein envoyait de l’argent aux familles de martyr.

Deux jeunes hommes de dos lançent une pierre. D'un côté, le garçon est face à un char. De l'autre, face à des photographes.
Figure nº5 : à gauche, Faris Odeh sous l’objectif de Laurent Rebours (2000). À droite, une photographie de Nader Daoud la même année, lors de la Seconde intifada (fin figure nº5-1, fin figure nº5-2).

Contrairement aux « moissonneurs à la kalashnikov », l’image des lanceurs de cailloux n’est pas « faite maison » : ce sont les journalistes étrangers qui s’en sont chargée (voir figure nº5-2). Ce genre d’images finalement convenues et sans grande valeur informative fait que le traitement médiatique de la guerre israélo-palestinienne en France est diversement considéré par les personnalités de la recherche. Certaines estiment que ce traitement médiatique est plutôt favorable au camps palestinien, ce qui ne tiendrait à aucun antisionisme mais à la visée de captation favorisant une logique narratologique élémentaire [Fleury & Walter, 2009]. En résumé, les journalistes nous raconteraient une histoire qui repose sur un schéma binaire et hautement mimétique : les bourreaux et les victimes ; histoire à laquelle les images participent bien entendu. Cette interprétation m’intéresse beaucoup, parce qu’à la lumière des clichés précédents elle me semble a priori pertinente à analyser, et parce qu’une telle analyse fonctionnerait sans doute bien avec les outils acquis durant mes études d’arts du spectacle. Cela dit, invoquer ainsi la fiction écarte — volontairement ou non — une réalité : il y a bien des gamins qui risquent leur vie quotidiennement à coups de cailloux, il y a bien inégalité dans les moyens de mener la guerre et, s’il est inapproprié de parler de bourreau et de victimes, il y a bien un dominant (l’État occupant) et un dominé (le peuple occupé).

Comme je le disais précédemment, le cliché du lançeur de pierres est péjorativement devenu un cliché, nourrissant le flot d’images interchangeables et donc dévalorisées dont abusent certains partisans du « camp » palestinien, allant jusqu’à piocher dans les archives d’autres guerres [Schmitt, 2014]. En parallèle s’est popularisée la notion de Pallywood chez certains antipalestiniens, depuis la sortie en 2005 du documentaire éponyme du polémiste Richard Landes [Landes, 2005]. Cette notion, dont le nom mélange « Palestine » et « Hollywood », se fonde sur une analyse hypercritique des représentations médiatiques des victimes palestiniennes, dans le but de les faire passer pour truquées. De telles manipulations de part et d’autre conditionnent les regards et donc les jugements. Ce conditionnement serait d’autant plus efficace que le flux à voir est important et que le contre-champ critique est faible : c’est typiquement le cas des chaînes d’information en continu, mais aussi de plusieurs contextes d’utilisation du Web où les contenus sont automatiquement soumis à l’internaute selon l’effet de la bulle de filtres (moteurs de recherche, sites de partage vidéo, réseaux sociaux, etc.) [Pariser, 2011].

À l’heure où la majorité de la grande presse semble avoir misé sur la quantité pour faire face à la concurrence, pour faire des vues, pour faire du bruit, le risque s’aggrandit de [fabriquer] de l’oubli (le cinéaste Jean-Luc Godard, à propos de la télévision). L’inextricabilité induite du conflit israélo-palestinien s’est doublée d’une paresse, et à terme de l’impossibilité d’en définir les enjeux et les forces. Lors de l’opération « Bordure protectrice » sur la bande de Gaza en juillet et août 2014 (note nº4), de grands canaux français d’information ont généralisé l’attaque israélienne contre le Hamas à l’ensemble du conflit avec les Palestiniens (à l’instar de Jacques Benillouche au lendemain des affrontements). En tendant de plus en plus à utiliser cette division désormais, ils gomment la nature du conflit et rendent inexplicables, et les tirs de roquettes des factions armées palestiniennes sur le territoire israélien, et la politique de défense de l’État hébreu [Moussaoui, 2014].

C’est ainsi que la presse française a toujours son « Orient figé » dans des luttes horizontales et mécaniques pour des enjeux compliqués. Elle ferait bien de miser sur une approche complexe (Edgar Morin), c’est-à-dire qui rassemblerait ces enjeux en les croisant. Il ne s’agit pas de mettre au même niveau les phénomènes, mais de les confronter dans une perspective critique. Par exemple, toujours lors de l’opération « Bordure protectrice », la presse israélienne n’a diffusé des images des dégâts dans la bande de Gaza qu’au moment du cessez-le-feu, soit début août. Auparavant, les journalistes s’étaient focalisé uniquement sur les soldats israéliens, comme d’habitude. Seul le nombre de victimes palestiniennes était connu (2104 morts dont 1462 civils, selon l’ONU). Lorsque l’objectif des caméras et des appareils photo s’est tourné pour la première fois vers la bande de Gaza, le changement de représentation a provoqué une vague de critiques chez les Israéliens sur la violence disproportionnée de leur armée, malgré le sentiment toujours communément partagé de la nécessité d’une opération militaire [Ben Simon, 2014]. Il serait donc regrettable de nier la capacité des images à déconstruire puis reconstruire des points de vue et donc un rapport au monde — potentiellement fondamental d’une autre identité nationale.

En haut, quelques arbres secs sur un ciel vide. En bas, une route déserte.
Figure nº6 : deux Routes anonymes de Lee Jungjin (2011) (fin figure nº6).

Si les journalistes n’opèrent pas ce nouveau regard, peut-être reste-t-il les artistes pour s’en charger ; des photographes qui, comme leurs prédécesseurs du 19ème siècle, tentent d’« écrire avec de la lumière » ce que ce territoire raconterait obscurément. C’est ainsi que dès 2005, 12 photographes internationalement reconnus lancent le projet This Place : composer un portfolio qui explore la complexité d’Israël et de la bande de Gaza, comme lieu et métaphore. Je note que la complexité de ces sociétés comme systèmes de représentations (la métaphore) contamine l’identification du territoire (le lieu), certes changeant au gré des guerres et de l’occupation, mais défini par exemple par l’ONU (note nº3-2).

Vous pourrez retrouver dans ce portfolio :

  • des photos en noir et blanc de la Coréenne Lee Jungjin, dont le grain et les paysages font revivre l’impression d’espace-vestige des clichés du 19ème siècle (figure nº6) ;
  • des compositions du Slovaque Martin Kollar, montrant ce qui ressemble à des colonies israéliennes totalement désertées. Comme si ces territoires, occupés ou non, demeuraient terre sans peuple (Israel Zangwill) (figure nº7) ;
  • des photos « grand angle » du Français Josef Koudelka, qui choisit de montrer le mur de séparation avec la Cisjordanie, construit par Israël et déclaré illégal par la Cour internationale de justice en 2004 [ONU, 2012]. De tels plans lointains rendent l’activité humaine presque indistincte. L’autre indistinction vient du lieu d’où est prise la photo : de Palestine, d’Israël, ou bien de cet entre-deux qu’on nomme la frontière (figure nº8) ?
Des quartiers sans vie, jonchés de déchets.
Figure nº7 : Israël (probablement des colonies), vue par Martin Kollar (2009-2011) (fin figure nº7).

Il faut souligner que si la photographie d’espaces vides en noir et blanc est caractéristique du travail de Lee, ce n’est pas le cas de Kollar (dont les cadres toujours très composés sont généralement habités) et encore moins de Koudelka (qui goûte les instantanés et les mouvements du corps) ; comme si les artistes ne parvenaient pas à comprendre — c’est-à-dire « prendre avec eux » — ce qu’ils voient et à en faire leur matière. Ou au contraire, comme si l’étrangeté du contexte israélo-palestinien leur était si prégnante, qu’ils choisissaient d’imprimer sur la pellicule le temps et l’espace comme encore indistincts ou déjà pétrifiés. C’est pourquoi ces dernières images peuvent faire songer aux œuvres de Bonfils ou Bedford, dans leur goût pour la ruine faite virginité, leur majesté écrasante et leur tonalité. Mais le regard derrière l’objectif n’est sans doute plus le même : il voudrait témoigner son sentiment et non plus témoigner d’une idée, il laisserait du champs à d’autres définitions possibles — qu’elles procèdent de la mémoire ou de l’Histoire. Dès lors, l’indéfinition dans cette photographie contemporaine et non-arabe du Moyen-Orient ne figerait rien et prendrait acte des identités, toujours en construction.

Un immense mur de béton dans un paysage vide en noir et blanc.
Figure nº8 : Beit Jala (Cisjordanie) en 2008 (en haut) puis 2011 (en bas), par Josef Koudelka (fin figure nº8).
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Annexes.

Notes.

Références bibliographiques.

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