Repère :

Raphaël Liogier, Ce populisme qui vient.

Résumé et extraits de l’ouvrage du sociologue français, sorti en 2013.

Contenu de l’ouvrage.

Ce populisme qui vient est une conversation entre le sociologue français Raphaël Liogier et l’anthropologue français Régis Meyran. Dès le début de l’ouvrage, le sociologue définit le populisme comme l’appel à la fiction du Peuple porteur de toutes les vertus et de toutes les vérités qui vont de soi (sans que l’on ait à les définir précisément) (page 14).

Il ajoute :

Le mot “démagogie” n’est pas synonyme de “populisme”. La démagogie, c’est tenter de séduire le plus possible de gens, cette tentation existant dans tout régime démocratique et visant à caresser les gens dans le sens du poil, à répondre à leur désir : c’est ce que Habermas appelle le “marketing politique“. Le démagogue ne parle pas forcément au nom du Peuple, il cherche seulement à donner des avantages aux uns et aux autres pour se faire bien voir. Le populiste, lui, s’exprime au nom de l’esprit du Peuple, de la majorité brimée, qui serait réduite au silence, étouffée, dont il se fait le héros (il ose se lever en son nom contre le mal omniprésent, contre la corruption) et le héraut (le porte parole). Un démagogue n’est pas forcément populiste, mais, en revanche, tout populiste est forcément démagogue.

page 15

Plus loin :

Le populiste est devenu un acteur central du jeu politique. Son type idéal est le réactionnaire progressiste (lorsqu’il vient plutôt de la droite) ou le progressiste réactionnaire (lorsqu’il vient plutôt de la gauche). La vraie ligne de fracture politique aujourd’hui n’est plus entre la gauche et la droite, mais entre une mouvance populiste (qui circule à droite comme à gauche) et ceux qui résistent à cette tendance.

pages 25-26

À la fin du premier chapitre (pages 26-28), Liogier décrit 6 facteurs qui, selon lui, nourrissent l’atmosphère populiste dans une société :

  1. suspension chez les individus du jugement et du regard critique ; recours à une Vérité et à une figure charismatique (le guide) ;
  2. termes indéfinis et propos flous dans le discours populiste, misant sur la sensibilité de l’auditoire et sur une émotion qui rassemble réactionnaires et progressistes ;
  3. argument d’une situation exceptionnelle, d’une urgence à agir ;
  4. personnalisation de la menace pour rassembler autour d’ennemis communs (ennemis à la fois intérieurs et internationaux) ;
  5. idée que la majorité quantitative est oppressée, menacée, par la minorité ; fantasme du pouvoir de cette minorité ;
  6. logique d’une corruption, consciente ou inconsciente, des élites pour expliquer le pouvoir de la minorité ; fantasme d’une démocratie directe aux conséquences politiques anti-démocratiques.

À propos de son cinquième point (le majoritaire devient minoritaire), Liogier précise (page 47) que ce théâtre paranoïaque fait émerger 4 acteurs :

  1. le héros, défenseur de notre identité ;
  2. le peuple trompé, au nom duquel parle le héros ;
  3. l’ennemi ;
  4. le traître, l’idiot utile, c’est-à-dire les élites bien-pensantes.

Le sociologue est ainsi devenu l’imposteur par excellence, puisqu’il se refuse à admettre l’existence d’un peuple naturel qui serait une sorte d’entité métaphysique, sans causes économiques ni sociales. Aujourd’hui, lorsqu’il fait référence à la science, à la rationalité, le populiste, s’il hésite à mobiliser directement la biologie, se dira en revanche cartésien sans aucune hésitation, valorisant la physique, les mathématiques qui font que deux et deux font quatre, les statistiques, les sciences dites dures qui, elles, ne mentent pas, et rejoignent le “bon sens”, contrairement aux sciences sociales qui ne “servent à rien”, seulement à entretenir des faux chercheurs aux frais de l’État.

page 32

Liogier défend aussi sa position anti-populiste contre les accusations de refus du débat démocratique :

L’antipopulisme cohérent — en tous cas celui que j’appelle de mes vœux — ne consiste surtout pas à justifier la légitimité d’une élite quelle qu’elle soit face à un peuple ignare, incapable de réfléchir. Ce type d’antipopulisme critiqué par Rancière, ou par la sociologue Annie Collovald, n’est pas du tout le mien, et se résume à mon sens à de l’antidémocratie… ce qui le rapproche du populisme, puisqu’il aboutit comme lui, même si c’est pour des raisons différentes, à la délégitimation des élus du peuple. L’antipopuliste ne méprise pas le peuple, bien au contraire, il se refuse à passer sous silence sa composition sociale réelle. Sacraliser soit l’Élite, soit le Peuple finit par revenir au même : remettre en cause le fonctionnement démocratique normal. Il reste une différence : l’élitisme n’aboutit pas, contrairement au populisme, à donner le pouvoir, tout le pouvoir, à un leader charismatique providentiel qui serait connecté en ligne directe avec le Réel, qui n’aurait donc besoin d’aucun contre-pouvoir, d’aucune médiation, d’aucun parlement, et pourrait même se passer de l’État de droit !

pages 36-37

Le sociologue insiste :

Quand de plus en plus de politiques prétendent ne pas être vraiment des politiques, c’est le signe que nous sommes immergés dans une atmosphère populiste.

page 52

Plus avant, l’élimination des corps intermédiaires et des contre-pouvoirs peuvent mener au totalitarisme, en ce sens différent (selon la philosophe allemande Hannah Arendt) de la simple dictature ou du césarisme (page 102).

Cela dit, Régis Meyran s’étonne que l’auteur — qui pense le populisme au-delà des catégories politiques — en vienne si souvent au cas du Front national. Ce dernier précise :

Ce n’est pas tant parce que le Front national serait plus populiste que d’autres formations de droite ou de gauche, mais parce que c’est un cas d’école : il révèle un changement radical de discours et de stratégie, qui ne me semble pas du tout le fait du hasard. Je crois qu’il résulte d’un diagnostic précis de l’état de l’opinion et de la nécessité de devenir “réactionnaire progressiste” pour prendre le pouvoir. Je vous rappelle que Florian Philippot, qui vient de la gauche chevènementiste et qui est aujourd’hui vice-président du FN, est avant tout un spécialiste de l’analyse de “l’opinion”, lui qui a fait ses classes à la SOFRES (et dont le frère est directeur d’études à l’IFOP). Or, c’est précisément lui qui est responsable de la réorientation idéologique du parti vers les questions sociales d’une part, et vers la lutte contre l’islamisation d’autre part.

page 40

Puis Raphaël Liogier revient sur ce qui permet l’alliance de discours entre les différentes catégories politiques :

Cette communion entre progressisme et conservatisme ne peut s’effectuer que sur l’autel d’une crise identitaire majeure. […] Une crise identitaire est une crise symbolique, qui est le résultat de blessures narcissiques éprouvées par une majorité de la population. Évidemment, la crise économique participe à une telle rupture du récit collectif, mais elle n’est pas suffisante en elle-même. C’est une crise identitaire, au sens propre, parce que l’on a le sentiment de ne plus être identique à ce que l’on a été, et parce que l’on n’a même plus les moyens de sauver les apparences ! […] Les populistes invoquent la crise identitaire, parce qu’ils savent justement qu’ils touchent à une blessure collective réelle. Ils entretiennent les fantasmes narcissiques qui l’alimentent, cultivant les illusions, les rêves de grandeur.

pages 41-43-44

Dans ce contexte :

Le musulman est devenu “un principe métaphysique”, qui n’est plus défini par son existence concrète, selon l’expression de Sartre pour désigner le Juif de jadis. […] Il faudrait plutôt dire : le Juif hier, et l’islam aujourd’hui. […] L’ambiance devient paranoïde. D’ailleurs, plus que dans l’islamophobie, nous sommes dans l’islamo-paranoïa. […] La phobie est une forme de rejet, de peur, mais elle n’implique pas que l’objet de notre peur ait l’intention maligne de nous anéantir. Dans la paranoïa au contraire, il y a une intention maligne de l’ennemi.

pages 45-46

Dès le troisième chapitre, Raphaël Liogier parle d’une notion centrale dans son ouvrage, celle de populisme liquide, qui menace de dissoudre l’État de droit (notamment la constitutionnalité et le parlementarisme). Ce populisme liquide se caractérise par 5 différences essentielles avec son ancêtre des années 1930 (pages 54-55) :

  1. la définition du Peuple n’est plus fondée sur la race mais sur la notion plus volatile de culture ;
  2. Cette nouvelle focalisation sur la culture est adaptée à la société de consommation actuelle dans laquelle circulent des opinions, des désirs, des modes, à grande vitesse, sans stabilité idéologique. […] C’est pourquoi le traître par excellence reste toujours le multiculturaliste.
  3. La convergence entre le progressisme et le conservatisme ne touche plus seulement des partis spécifiquement populistes, mais l’ensemble des milieux politiques.
  4. cette crise politique touche l’ensemble de l’Europe ;
  5. désormais, les sociétés européennes sont soumises à des contraintes internationales économiques, politiques, juridiques, militaires, qui ne leur permettraient plus de s’engager seules contre le monde ; ce qui réduit considérablement la marge de manœuvre des mouvements populistes mais favorise les sentiments de menace et d’urgence qui nourrissent ces mouvements.

En outre, Liogier dénonce en France une laïcité d’exception (page 62), qui semble clairement brider les pratiques des personnes musulmanes et qui constitue un contresens historique flagrant (page 60). L’auteur précise :

La laïcité comprend d’un côté la séparation des Églises et de l’État, et de l’autre la neutralité des représentants des pouvoirs publics. Mais c’est bien la neutralité des représentants des pouvoirs publics, et non pas des publics. […] Depuis 2003 [année de publication du rapport de François Baroin Pour une nouvelle laïcité, en contradiction potentielle mais assumée avec les droits de l’homme selon Raphaël Liogier], la notion de neutralité est complètement manipulée. Ce n’est plus de la neutralité, mais de la neutralisation.

pages 60-61

Avant de conclure :

Dans l’État de droit, l’espace public n’a jamais été un espace de neutralité, mais au contraire le lieu où l’individu peut exprimer ses convictions, y compris religieuses.

page 61

Ce renversement de la laïcité participe du processus populiste qui, par fantasme, transforme ; ici, un principe politique et juridique en la « valeur » d’une « culture » essentialisée et narcissique (Régis Meyran parle de culturalisme occidentaliste, page 69). Raphaël Liogier donne aussi l’exemple du mouvement La Gauche populaire (lié au Parti Socialiste) et de sa notion d’insécurité culturelle — une classe moyenne et blanche majoritaire, menacée par des minorités ethno-culturelles, délaissée par une élite traître qui refuse de voir le réel — (pages 74-75), ou encore l’exemple du mouvement Manif pour tous (contre le mariage homosexuel) qui, au nom des « valeurs occidentales », rejette toute accusation d’homophobie mais défend un modèle dit « traditionnel » de la famille et de la filiation (page 71).

D’après Liogier, ce retour de la culture est imputable à la fin des grandes idéologies, dans les années 1980. L’heure est désormais à ce que Jean Baudrillard appelle “la politique du signe”, qui consiste à suivre les fluctuations, les désirs présumés de l’opinion publique, et à y répondre en faisant des signes. […] Du coup, le populisme n’est plus idéologique, mais opiniologique ! (pages 77-78). Héros populiste, l’opiniologue se doit avant tout d’être politiquement incorrect dans la forme, seul contre tous ; mais en réalité, sur le fond, il est toujours en phase avec les fluctuations de la mode, de l’opinion, pour lancer ses alertes. (page 79). D’ailleurs, remarque l’auteur, cette « opiniologie » constitue un montage intellectuel, dont la parfaite inconsistance n’est même plus moquée aujourd’hui :

Le seul élément stable est le sentiment du complot des minorités et le rejet de la mondialisation.

page 82

Liogier remarque aussi que, si les État-Unis ont poussé plus loin qu’en Europe le marketing politique, on y trouve pas l’indistinction idéologique, la remise en cause constitutionnelle et la défense culturelle générale qui font l’atmosphère populiste du Vieux Continent (page 78).

La question sécuritaire revient régulièrement dans le discours populiste. Liogier ne voit aucun inconvénient à aborder cette question, mais dénonce son traitement :

Au lieu d’agir réellement, sans emphase, le populiste liquide préfère s’écrier devant les caméras qu’il faudrait nettoyer au Kärcher comme Sarkozy, ou qu’il y a trop d’épiceries halal comme Manuel Valls. Encore la politique du signe qui débouche sur le totalitarisme liquide : des mesures non ciblées, inefficaces, souvent discriminatoires, qui visent à contrôler les modes de vie des personnes, plutôt que de les libérer de la violence réelle.

page 81

Il clarifie :

Je suis favorable à un État fort, mais qui reste un État de droit. […] Dans notre atmosphère populiste, on laisse “pourrir” la situation, et ensuite on prend des mesures visant des “communautés” (comme on dit péjorativement lorsque l’on parle du “danger du communautarisme”), comme pour exorciser le mal.

pages 79-80

À propos de Nicolas Sarkozy, qu’il qualifie de réactionnaire progressiste typique (page 81), Raphaël Liogier corrige :

On a souvent comparé Sarkozy à Margaret Thatcher, alors qu’ils n’ont absolument rien à voir. On peut ne pas aimer la Dame de Fer, mais on sait où elle est, ce qu’elle veut. Sarkozy fut à mon avis le premier leader du populisme liquide à arriver au pouvoir en France.

page 81

Concernant l’Europe, Raphaël Liogier explique :

[Le populisme liquide] est contre les institutions européennes (et ses fonctionnaires), parce qu’elles seraient dirigistes et en même temps parce qu’elles feraient le jeu du libéralisme sauvage. […] Mais le populisme actuel est culturellement européaniste.

pages 84-85

À l’issue de son troisième chapitre, Raphaël Liogier exprime son inquiétude devant l’influence croissante des partis et des mouvements du « populisme liquide » dans le champ politique :

Dans les années 1970, on comptait seulement quatre partis de ce genre. Il y en a aujourd’hui 27 dont l’influence est considérable dans au moins 18 États européens (en ne tenant compte que des partis qui franchissent les 5 % dans des scrutins nationaux, sachant que 11 d’entre eux dépassent les 15 %). […] N’oublions pas enfin qu’une des propriétés du populisme liquide est d’infuser toute la classe politique, contrairement aux années 1930 où les partis classiques ne tombaient pas dans l’appel au “vrai peuple”. Aujourd’hui, nous avons au PS la Gauche populaire, à l’UMP la Droite forte et la Droite populaire. Des parlementaires peuvent faire sans problème, soudain, de l’antiparlementarisme. C’est donc l’ensemble de la classe politique qui est touchée par le populisme liquide.

page 86

Et les valeurs défendues dans les discours ne permettent pas systématiquement l’identification du risque :

On peut se permettre de limiter la liberté au nom de la défense de la liberté du vrai peuple. Ce qui amène les populistes liquides à détourner la notion de démocratie, ou celle de féminisme, qui sont défendues comme une essence culturelle, contre la liberté concrète de certaines femmes, par exemple celles qui désirent porter un foulard.

page 85

Un tel détournement répond notamment aux aspirations d’égalité des anciens colonisés. Aux yeux du populiste :

Le multiculturaliste est déloyal à sa propre culture, parce qu’il se refuse à considérer l’égalité, l’universalité, la liberté, comme un patrimoine occidental. En fait, son vrai péché est de prendre au mot ces beaux principes !

page 95

D’où ce paradoxe dangereux :

Le danger réel qui pèse sur nous, Européens, est plutôt l’enfermement dans la nostalgie de notre grandeur passée, et dans le refus du métissage culturel inhérent au devenir du monde, métissage qui va pourtant dans le sens de notre aspiration moderne à une société universelle.

page 105

Le sociologue rappelle :

L’essentialisation de la culture occidentale — et de l’européanité — est une vieille idée portée à la fin des années 1960 par des mouvements comme le GRECE en France (Groupe de recherche et d’études pour la civilisation européenne) et dans son sillage le Club de l’horloge que nous avons déjà évoqué, sorte d’officine intellectuelle de l’extrême-droite. Ces groupuscules sont dans la continuité du romantisme allemand qui a idéalisé au XIXe siècle la civilisation européenne.

page 88

Un tel racisme culturel, encore très marginal dans les années 1980, est finalement parvenu à s’insinuer dans des discours de bords politiques divers parce que l’Europe est en train de vivre à mon avis la plus grave crise symbolique de son histoire (page 89). Le Vieux continent rayonne, dès le début du 19ème siècle, de sa supériorité économique, militaire, mais aussi symbolique, tout autant que de sa passion mêlée de condescendance pour les cultures étrangères (l’orientalisme, page 92), provoquant des réactions à la fois d’opposition et d’imitation un peu partout dans le monde (page 91). Si les États-Unis dépassent militairement l’Europe lors de la Première guerre mondiale (1914-1918), puis l’humilie économiquement avec les accords de Bretton Woods (1944), cette dernière était encore vue comme le centre culturel de l’humanité, et restait l’autorité morale du monde (page 92). Dès 2003, date de l’invasion de l’Irak par les États-Unis sans mandat de l’Organisation des Nations unies et sans l’appui de la France et de l’Allemagne notamment, cette autorité morale est remise en cause. Les pays européens font alors face à de multiples crises institutionnelles (notamment à l’échelle de l’Union européenne), et entrent dans une période de protectionnisme culturel et de rejet du capitalisme et de la mondialisation. Ces réactions sont dépendantes du développement économique et politique des nouveaux pays émergents, et du sentiment d’être expropriés de leur propre modernité (page 93). Poreuse dès le début des années 2000 à la théorie du « choc des civilisations » (élaborée dans les années 1950 par l’historien israélien et étasunien Bernard Lewis, mais remise au goût du jour par un ouvrage du professeur étasunien de science politique Samuel Huntington en 1997), la société qui a dominé totalement l’humanité, l’Europe, se sent soudain à la merci du monde extérieur, qui prend la double figure menaçante du capitalisme (dont elle est à l’origine) et de l’islam (qu’elle a écrasé pendant des siècles) ! (page 94). Selon l’auteur, cette double inquiétude se cristallise absolument dans le rejet du libéralisme, aux sens à la fois économique et politique — désormais inséparables.

À propos du communautarisme (page 95), Raphaël Liogier admet son danger lorsque :

  • une communauté inflige du mal à une autre ;
  • cette communauté inflige du mal à ses propres membres (exemple : l’excision).

Néanmoins, il refuse l’idée d’un sens commun — forcément « populaire » — et dont il n’ignore pas qu’il est l’expression d’une domination politique. L’auteur critique ainsi le discours progressiste réactionnaire du philosophe français Jean-Claude Michéa : promotion de la notion de common decency (équivalente au Réel, au sens commun populaire et inventée par George Orwell, page 95) ; opposition des questions « sociétales » aux questions « sociales » ; association du multiculturalisme et des libertés individuelles à une stratégie du capitalisme (pages 97-98). Liogier résume alors cette position puis la sienne :

En réalité, je pense que c’est exactement le genre d’attitude populiste qui nuit à une vraie critique du capitalisme, non comme essence du mal, mais comme système concret d’aliénation économique. À force de décrier la puissance fantomatique du capitalisme, on n’analyse plus les forces en présence, le fonctionnement délétère réel de la finance internationale. Personnellement, je suis d’accord avec Michéa sur l’indécence du capitalisme sans frontières, mais je ne vois pas très bien le rapport avec l’indécence supposée de la liberté de mœurs, par exemple. Par ailleurs, je crois aussi que l’atmosphère populiste, fondée sur le respect d’une décence qui irait de soi, nous empêche de repérer les formes de communautarisme qui peuvent être concrètement source de violences.

pages 98-99

Au sujet du libéralisme, Liogier ajoute :

L’essence du libéralisme, c’est l’émancipation des individus, ce qui ne s’oppose absolument pas à la solidarité sociale et économique, bien au contraire. […] C’est l’aspiration à la liberté, à l’autonomie individuelle, y compris sur le plan économique, qui induit la nécessité de régulations sociales. C’est le pari de la liberté, qui est inconcevable sans justice sociale. Et qui est incompatible avec le fait de réduire l’homme à une marchandise.

pages 99-100

C’est ainsi que les multinationales sans frontières alimentées par la société de consommation participent du populisme liquide (page 104). Liogier souligne aussi :

Le libéralisme est tout à fait compatible avec le marxisme. L’objectif de Marx est de libérer les individus. Il critique l’aliénation capitaliste et non le libéralisme. Il accuse le mode de production bourgeois, qui aliène la liberté des prolétaires, en achetant leur force de travail à bon compte. […] Le communisme dans sa version non populiste vise à libérer la créativité individuelle de tous, pour conférer à l’homme, comme écrit [Paul] Lafargue, “des loisirs et la liberté”.

page 100

En ce sens, le stalinisme (fiction du “peuple total”) et le maoïsme (culte de la paysannerie porteuse de toutes les vertus) sont des versions populistes du communisme (page 101).

Revenant sur la notion de modernité, Raphaël Liogier explique :

La modernité est, avant tout, la reconnaissance des modes d’existence différents, légitimes parce qu’ils révèlent les choix subjectifs de chacun, au sein d’un même espace juridique et social qui les protège.

page 101

Dans ce sens :

Il devient alors facile de comprendre que le populisme est une maladie inhérente à la modernité elle-même qui survient lorsque la subjectivité individuelle se dissout dans la subjectivité du peuple, devenu un ensemble homogène, dont le bon sens devient indiscutable. Ce bon sens indiscutable, cette “subjectivité transcendante” du peuple, devient un nouvel ordre moral.

page 102

C’est ainsi que le populisme et le totalitarisme ne sont possibles, d’après l’auteur, que dans la modernité.

La période postrévolutionnaire dite de la Terreur est peut-être d’ailleurs la première expérience totalitaire de l’histoire, avec la mise en place en 1792 d’un Tribunal révolutionnaire qui juge au nom du peuple sans possibilité d’appel, puis du Comité de salut public en 1793 qui engage une politique de répression sanglante systématique au nom de menaces pesant sur la sûreté de l’État.

page 104

Articulant les liens entre populisme et totalitarisme, Raphaël Liogier conclut alors son ouvrage :

Plus généralement, pour moi, la véritable fracture politique actuelle, au-delà des fausses oppositions opiniologiques, réside dans l’antagonisme en le populisme et le libéralisme. […] Tout cela, j’en suis persuadé, est caractéristique de l’atmosphère populiste européenne, comme si nous étions menacés par la liberté elle-même !

page 106
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